Concours Télérama 2002
Mon père me parle souvent de toi, Algérie. Il y a plusieurs versions. Celle des bons jours et celle des mauvais. Celle du jeune français parti loin de chez lui pour la première fois et celle du français parti défendre son drapeau et faire la guerre à Alger. Il y a aussi la version consciente et l'inconsciente. Celle libérée avec parcimonie et celle libérée par l 'alcool.
Ce soir, mon père a bu. Il me parle de toi à travers tes fils. Depuis son retour d'Algérie, voilà quarante ans, il n'est jamais retourné à l'étranger. Pas plus là qu'ailleurs. Peur des souvenirs et de ses fantômes. Il se remémore pour la énième fois, ce fils que la guerre t'a enlevé. Il avait le même âge que mon père et l'un de ses supérieurs s'est donné le droit de le punir à sa façon. « Une bonne grenade dans le cul », a gueulé le sergent chef : « c'est tout ce que mérite ce rat ! » Mon père n'a jamais oublié. Comment oublier pareille barbarie ? Et comment vivre après cela ?
Je n'ose demander à mon père s'il a déjà été obligé de tuer ou même de torturer mais souvent, il prend les devants. « Quand t'es engagé, tu fais ce qu'on te dit, tu n'as pas le choix. J'ai eu la chance dans pareil malheur de ne pas y avoir été confronté. Si j'avais dû choisir entre un traître et ma peau, comme les autres, j'aurais plaidé ma cause. C'est humain ! » me dit-il souvent, avant de sombrer dans l'alcool. Puis je l'entends murmurer une dernière parole audible : « j'espère qu'on ne vivra plus jamais cela ! »
Je ne me suis jamais fait d'amis parmi les beurres. Tradition, influence familiale ou simple hasard ? La famille pense qu'il vaut mieux éviter ces gens-là ! Il parait qu'ils vous prennent toujours de traître et par derrière. Je n'en sais rien, je n'ose pas les fréquenter, ils me font peur. Disons que mon éducation, à défaut de ma religion, me l'interdit. Et s'ils se mettaient à déteindre sur moi ? Si leur expérience était aussi riche que la mienne ? S'ils étaient de simples humains, avec leurs difficultés, leurs problèmes de déracinement et de réinsertion ? De simples gens comme vous et moi. Cela me ferait renier mon éducation donc ma famille !?
Ce qui me rassure c'est qu'ils parlent fort, ils sont sans gênes et bourrés d'arrogance ; c'est tout ce qu'ils m'inspirent. On ne voit qu'eux, partout. Ils sont au courant des dernières allocations, des dernières aides, des derniers cris; leurs you-yous me percent les tympans et me tapent sur le système. Ça, le système, ils en ont fait leur allié ; ils connaissent mieux que quiconque ses failles et ses avantages.
Finalement, nous les rejetons parce qu'à la fois, ils nous ressemblent et à la fois, nous les envions ! Nous sommes arrogants et pourtant, nous bougonnons tout seuls dans notre coin. J'aimerais tant être une grande gueule, n'avoir peur de rien ni de personne. Dire aussi facilement qu'eux ce que tout le monde pense tout bas. Au lieu de cela, je suis une vieille conne, pleine de gênes et de complexes. Coincée et incapable de l'ouvrir pour défendre ma cause ou celle des autres. Une brebis égarée parmi les moutons. Pas de quoi faire son beurre !
Marie MAHN
15 janvier 2002